C’est le 1er mars 2019 que les coréens ont fêté les 100 ans de la déclaration du mouvement d’indépendance de la Corée. Dans « Le jardin interdit », la romancière Kim Da-eun met en scène quelques acteurs de cette époque coloniale tourmentée (1910-1945) marquée par la lutte entre la modernité imposée par le colonisateur japonais et une tradition soucieuse avant l’heure de l’environnement à travers la géomantie. Une plongée au coeur d’un roman historique haletant en pleine Corée coloniale.
Rencontre avec l’auteure Kim Da-Eun
K-society : Pourquoi avoir choisi cette période de l’histoire et comme thème le pungsu ? Votre intrigue tourne autour de cette technique, montrant ainsi une bataille entre honneur et devoir.
Kim Da-Eun : Depuis longtemps en Corée circule un discours qui dit que la Maison Bleue est un mauvais lieu, que les occupants
de cette Maison ont eu une fin de vie tragique. C’est vrai pour la plupart des présidents avec les assassinats, les suicides et les emprisonnements. Selon le pungsu, cette terre n’est pas destinée aux hommes, car c’est celle des esprits. Quant à moi, je ne pouvais pas lier ce discours malheureux au pungsu puisque cette terre, historiquement, est reconnue comme propice, surtout depuis l’époque Goryeo et ce jusqu’au Joseon. Il était facile d’imaginer que ce discours tragique lié au pungsu soit apparu pendant la période de la colonisation japonaise. J’ai essayé de trouver l’origine de ce discours malheureux en écrivant « Le jardin interdit ».
K-society : Le pungsu, la géomancie, est une « science » importante en Corée depuis l’époque Goryeo et même de nos jours. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Kim Da-eun : Autrefois, il y avait des « fonctionnaires de la terre » et le pungsu influençait profondément la vie des souverains et du peuple. La vie moderne, avec des appartements pour les vivants et des columbariums pour les morts, respecte de moins en moins la théorie du pungsu.
Vous pouvez lire mon point de vue sur le pungsu à travers la bouche de Serin qui raconte l’histoire vraie du foyer de Taehwa : « Autrefois, le roi avait fait construire une résidence pour une femme bien aimée, puis c’est devenu la maison d’un homme pro-japonais qui a vendu le pays, puis un restaurant de ginseng que le pouvoir et des débauchés fréquentaient et, maintenant, c’est le foyer des Propagatrices de la foi. La maison reste la même, mais elle est devenue tout à fait différente selon les propriétaires. » Je crois que si l’on dépend trop du pungsu, la terre domine les hommes. Mais dans le cas contraire, avec une bonne volonté et un bon esprit, on peut y vivre heureux.
K-society : Avez-vous vous même étudié la géomancie, notamment pour l’écriture de ce roman, le rendant ainsi accessible à vos lecteurs ?
Kim Da-eun : Il y a beaucoup de documents et de livres sur le pungsu. Je me suis focalisée sur la question initiale que j’ai posée dans la préface. Il y a certains fonds auxquels je n’ai pas pu accéder et certains points que je n’ai pas pu développer. C’est comme si je n’avais pas pu accéder au fond de la mine pour écrire l’histoire des mineurs. Le plus important, ça a été de combiner les documents que j’ai eu en ma possession et le travail de l’imagination.
K-society : Vous évoquez aussi l’importance du « placenta » et cette quête obsessionnelle du gouverneur pour trouver ce qu’est « la maison de vie ». D’ailleurs, qu’est-ce que la « maison de vie », « le jardin interdit » ?
Kim Da-eun : Le gouverneur, depuis l’attentat survenu le jour de son arrivée, se sent menacé, c’est pourquoi il décide de trouver un lieu protégé pour construire sa résidence officielle, disons une « maison de vie » et il demande aux géomanciens du Joseon de trouver ce lieu. Dans le même temps, il fait détruire les placentas des familles royales du Joseon. Les géomanciens ou jigwan sont alors partagés entre leur devoir de « fonctionnaire de la terre » et leur devoir de citoyen et de résistant.
C’est pourquoi ils ont choisi le « Jardin Interdit » qui est à la fois un lieu de vie pour le souverain légitime et un lieu de mort pour l’usurpateur. Avant la construction de la résidence officielle du gouverneur, le jardin interdit avait été le jardin de derrière du palais Gyeongbok, seul le roi et quelques rares autres personnes pouvaient y poser le pied.
K-society : Parlez-nous des protagonistes de votre roman, de ses hommes, mais aussi de ses femmes fortes. Dites-nous en plus sur leurs personnalités, leurs objectifs, leurs devoirs et leurs espoirs dans cette époque trouble de l’histoire.
Kim Da-eun : Dans « Le jardin interdit », il y a une multitude de personnages, en apparence surtout des hommes : le gouverneur, Haruki, le géomancien Kim, Kakeno, Sakoru Jiba, le patron An. A l’époque, les femmes n’étaient que peu présentes dans l’espace public, mais elles agissaient et étaient omniprésentes au sein de collectivités comme les missionnaires, les troupes de théâtres, les ginseng etc.
Par rapport aux personnages japonais qui agissent surtout individuellement, les personnages coréens masculins résistent de manière collective contre le pouvoir japonais. Mais il ne faut pas oublier que ce livre est un roman qui se situe à l’époque de la colonisation japonaise. Je me suis méfiée de tout jugement manichéen et j’ai essayé de ne pas montrer tous les personnages japonais comme des « méchants ».
K-society : Au niveau de la narration, vous avez choisi de nommer vos chapitres par le nom des protagonistes. D’ailleurs, dans le titrage de vos chapitres, par personnage, vous annoncez dès le début le personnage « fort » du chapitre, bien que celui-ci intervienne généralement avec les autres protagonistes de votre roman. Pourquoi avoir choisi ce type de structure en particulier?
Kim Da-eun : J’aime montrer différents points de vue, surtout pour le roman historique ; peu importe le statut social et politique des personnages, ils ont tous la même importance. Il y a une égalité totale des points de vue, depuis le haut de la hiérarchie sociale avec le roi ou le gouverneur, jusqu’au plus bas avec les hommes ou les femmes du peuple. C’est ce qui explique qu’à chaque chapitre nous changeons de personnage ; c’est aussi une manière particulière d’écriture qui ne permet pas à l’un des personnages de prendre le pas sur les autres.
J’ai pu montrer dans « Le jardin interdit » le gouverneur général, l’homme le plus puissant du Joseon à cette époque, avec ses angoisses ; en tant qu’être humain, après l’attentat qui le visait, il a peur de perdre la vie. Ces différents angles d’approche permettent de reconstituer l’histoire du point du vue des individus et non pas du point de vue d’un pays ou d’un peuple.
K-society : Nous suivons ainsi le point de vue des japonais découvrant la culture coréenne, notamment avec le personnage de Haruki, mais aussi bien évidemment du gouverneur, chacun à sa manière, tentant de préserver, faire sienne ou anéantir cette culture. Qu’en pensez-vous ? Pourriez-vous nous en dire plus?
Kim Da-eun : Le gouverneur, homme politique, est venu pour dominer le Joseon et pour mettre en place un nouveau système plus moderne, il a pour objectif d’anéantir la culture coréenne ; tandis qu’Haruki est là pour mieux connaître le système culturel du Joseon, il voudrait préserver le passé. Le gouverneur voit le modernisme comme ce qui déconstruit le nouveau qui précède, tandis qu’Haruki a une autre conception de la modernité, pour lui le nouveau doit rester comme nouveau et garder sa valeur dans le temps. La tension entre le gouverneur et Haruki est liée à la notion de présent dans le temps et dans l’histoire.
K-society : Vous avez modifié votre préface pour la version française de votre roman, notamment au vu des événements de ses dernières années, l’arrivée du Président Moon Jae-In et les relations avec le Japon et les fantômes du passé (qui reviennent hanter les relations entre la Corée et le Japon). Une préface « plus porteuse d’espoir et liée à la nouvelle histoire en train de s’écrire. » Comment voyez-vous cette nouvelle histoire en train de s’écrire ?
Kim Da-eun : J’ai écrit une préface en 2013 au moment où le discours malheureux était actif et vif. Mais lorsque les deux traducteurs ont commencé à traduire mon roman au début de l’année 2018, le nouveau président s’est engagé publiquement à rendre la Maison bleue au peuple. Nous avons alors pensé que si les présidents ne résidaient plus à la Maison bleue, alors le discours malheureux viendrait à disparaître naturellement.
C’est la raison pour laquelle j’ai eu besoin d’écrire une nouvelle préface. Mais… le discours malheureux… L’expression « cette nouvelle histoire » , c’était pour dire le rôle du roman historique. Le terme ‘historique’, c’est la trace du passé. La trace renvoie à ce qui a été. Écrire un roman historique, c’est reconstruire le passé à partir de traces présentes. C’est une nouvelle histoire qui en train de s’écrire.
K-society : Imagineriez-vous votre roman adapté en série ou en film ? Un casting en tête ?
Kim Da-eun : J’imagine un film très intéressant. L’adaptation du livre « Le jardin interdit » au cinéma serait l’occasion de diffuser les secrets de l’histoire coréenne et du pungsu à un plus large public. Enfin, en ce qui concerne le casting, nous laissons cette tâche au réalisateur.
L’adaptation du livre « Le jardin interdit » au cinéma serait l’occasion de diffuser les secrets de l’histoire coréenne et du pungsu à un plus large public.
Le Jardin interdit est disponible chez l’atelier des cahiers – Lire un extrait
En savoir plus sur l’auteure : Kim Da-eun est une écrivaine sud coréenne, Docteur ès lettres de l’université de Paris 8. Elle est devenue romancière après avoir remporté le concours du journal coréen Kukmin Ilbo avec le texte Le Pays qui te ressemble. Elle a publié plusieurs romans (La Lettre d’amour étrangère, Love Bug, Le Secret de Hunminjeongeum, Une lettre de révolte, Le Jardin interdit, La Douzième Chaise à Varsovie). Et des recueils de nouvelles (Imagination dangereuse, Le Blues des mangeurs de rat, etc.) Kim Da-Eun a également publié plusieurs recueils de lettres d’écrivains coréens. Elle enseigne la création littéraire à l’université des arts Chugye (Séoul).
En savoir plus : LE PUNGSUJIRI 풍수지리
La Corée a développé une tradition spéciale de géomancie depuis l’époque du Goryeo. Appelée pungsujiri, ou géographie des vents et des eaux, elle a joué un rôle très important pour les dynasties du passé, et on y a toujours recours aujourd’hui pour déterminer un emplacement propice pour un bâtiment ou une tombe. Elle est fondée sur l’idée que les énergies naturelles émises par la topographie ont une influence déterminante sur nos vies.
La Terre Mère, symbolisée par les montagnes et les cours d’eau (su), peut offrir, si elle est correctement harmonisée avec les cieux, son énergie, ou gi (que l’on voit dans le pung, le vent) et produire des sites propices appelés myeongdang, où cette énergie circule et se trouve emmagasinée. On a recours à des spécialistes pour choisir l’emplacement approprié ou améliorer celui qui ne l’est pas. Le myeongdang doit idéalement être encadré à l’arrière par une montagne protectrice, une « Montagne du Tigre blanc », ou baekhosan, à l’ouest et une « Montagne du Dragon bleu », ou cheongnyongsan, à l’est.
Le site en lui-même se trouve sur le hyeol, ou « trou », d’où émerge l’énergie. Il fait face à un espace ouvert protégé par une ou deux collines. Si possible, il faudrait également un cours d’eau pour « drainer » les mauvaises énergies. Sur les cartes géomantiques, le myeongdang ressemble à un oignon coupé en deux. Le centre historique de Séoul est une parfaite illustration de cette théorie.
Extrait : Les Croquis de Corée – Disponible chez l’Atelier des Cahiers.